L’école militaire du Bardo : l’émergence d’une élite nouvelle ?

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Professeur Khalifa Chater

 

 

 

La création de l’Ecole militaire du Bardo s’inscrivait dans une mutation de l’Etat, certains diraient d’une dénaturation de ses assises ottomanes, par le processus de renouvellement des élites, qu’il amorçait. Prenant ses distances par rapport au gouvernement de la Sublime Porte et au système des janissaires qui constituait son appareil de gouvernement, la dynastie husseinite a eu recours à une catégorie sociale alternative, celle des mamelouks, érigée en caste privilégiée. Tous les ministres, à l’exception du Bach-Kateb, charge réservée à un alim du pays et la plupart des caïds, étaient mamelouks. Au sein de l’armée, les mamelouks étaient associés aux Turcs. Constituant l’assise du pouvoir, les Turcs et les mamelouks qui ont pris de fait leur relève et s’était, substitués à eux dans les charges gouvernementales, constituaient une caste privilégiée, en position dominante, dépositaire des valeurs héritées du passé. La création de l’armée nizamie (1831) et la fondation de l’Ecole militaire (1834) vont assurer l’émergence d’une élite nouvelle, des hommes du pays, détentrice des valeurs nouvelles, appelés, à plus ou moins brève échéance, à se heurter à la caste dirigeante. Ce qui implique, l’inscription de l’apparition de l’institution nouvelle, qui a anticipé les effets de la création du Collège Sadiki (1875) dans la dialectique historique des mutations des élites et des re-structurations de l’appareil de l’Etat et de ses assises.

I - Essai de redéfinition de la date de la création de l’Ecole Militaire : Il est d’usage d’adopter la date de 1840, pour la création de l’Ecole militaire du Bardo. Au cours de mes recherches, rendues publiques, lors de la soutenance de ma thèse de Doctorat d’Etat (Paris -Sorbonne 1981) et publiées depuis lors (Publications de l’Université de Tunis, 1984), j’avais tenté de corriger l’attribution de la création de l’armée moderne tunisienne et de l’institution d’instruction militaire conséquente, au grand bey réformateur Ahmed Bey, qui a été l’objet de mes recherches et pourquoi ne pas le dire de mon admiration pour son approche intuitive et audacieuse de la modernité. Les faits historiques attestent, cependant, que le promoteur de cette politique fut Chakir Saheb  et-Tabaa[1], et que le bey Ahmed a suivi sa politique et lui a même imprimé un rythme vigoureux.

Documents à l’appui, nous avons contesté la date de 1840, avancée par un grand nombre d’historiens, qui ont utilisé la relation exclusive sur la question, d’Ibn Abi adh-Dhiaf, l’auteur des annales[2]. Un retour aux documents nous permettra d’expliquer la genèse de cette erreur :

 

Relation d’Ibn Abi adh-Dhiaf :

 

«  Le bey (Ahmed) aménagea, le 1er muharram 1256 (5 mars 1840) une école militaire au Bardo et l’installa dans son palais qu’il a quitté pour son nouveau palais, pour  y enseigner tout ce dont les soldats nizamis ont besoin des sciences telles que la fortification), la géométrie,  le calcul ainsi que le Français, vu que la plupart de ses références étaient écrites dans cette langue. Son Directeur était le savant  compétent le colonel Calligaris. Il y plaça un enseignant, pour le Coran et ce qui est nécessaire à la religion. Son premier enseignant fut le savant Mahmoud Kabadou[3] ».

 

Un examen de ce texte montre qu’on ne parle pas d’une fondation ou d’une création. Rattaba veut dire : organiser, aménager sinon installer. La relation d’Ibn Abi adh-Dhiaf évoque une opération conséquente du transfert du bey vers un nouveau palais. Ce changement de résidence a libéré l’ancien palais, devenu désormais disponible pour l’accueil de l’Ecole militaire. Notons, d’autre part, qu’on ne parle pas de la nomination d’un directeur, se contentant  d’affirmer que son Directeur est Calligaris.  S’agit-il alors d’une création ex-nihilo, ou d’un simple transfert ? Est-ce que l’historiographe du bey n’a pas tenu à sur-dimensionner  l’installation de l’Ecole militaire, dans ses nouveaux locaux, à l’occasion de leur inauguration ? N’a- t- on pas voulu célébrer l’institutionnalisation d’une école fonctionnant, dans le cadre de l’instruction militaire générale ou plutôt sa consécration comme structure désormais autonome des corps d’armées nizamies.

 

Correspondance de Paolo Giovanetti, consul sarde à Tunis, à son gouvernement, Tunis, 29 juillet 1834 : 

 

«Monsieur Calligaris dit Paolo Giovanetti, le 29 juillet 1834, commença à promouvoir pour autant qu'il en avait le pouvoir l'organisation des troupes régulières et convaincu par l’expérience acquise, en examinant les méthodes suivies par certains gouvernements dans la formation de ces troupes, que les établissements d'instruction théorique et pratique sont les bases principales sur lesquelles doit s’appuyer cette importante institution de politique  militaire intérieure, il est parvenu à fonder une école militaire destinée à former les officiers de tous les armes. On espère que ce travail … ait à produire des avantages immenses à ce gouvernement, non sans quelque gloire pour l’officier qui l’a proposé et dirigée[4]».

 

Relation de Louis Calligaris (8 juin 1834)

 

« Convaincu par l’expérience que j’ai acquise en examinant les différentes méthodes suivis par les souverains turcs dans la formation des troupes régulières, que la base principale d’une bonne organisation ce sont les établissements d’instruction théorico-pratique, je suis  parvenu à lui (le bey Hussein), faire adopter un plan d’école militaire sur le modèle de celle d’Eskiserai de Constantinople, où j’ai rempli par intérim les fonctions de Professeur de géométrie pratique et de Trigonométrie. Ayant été le promoteur de cette institution, il est tout naturel que j’en doive être le Directeur. Pour la rendre moins onéreuse à son commencement, je me suis chargé d’ouvrir moi-même les deux classes militaires de mathématiques et d’Art militaire. Mais attendu l’impossibilité pour moi de rester davantage hors de mon pays, je travaille à disposer les choses de manière qu’à mon départ, rien ne reste en suspens[5]… »

 

Les allusions postérieures de Louis Calligaris, faisant valoir qu’il ait dirigé l’école, « sur l’ordre de l’immortel Ahmed Pacha Bey, fondée en 1837 et commandée (par lui) jusqu’en 1853[6]» évoque sans doute un changement de statut de l’Ecole, une promotion de l’institution et une consécration de son directeur. L’historien français Jean Ganiage, a retenu la date de 1838[7]. Nous pensons, quant à nous, que rien ne permet de remettre en cause le témoignage de son promoteur, qui évoque, bel et bien, le fonctionnement de  première école militaire, sous sa direction, en 1834.  Nous estimons, quant à nous, que la création de l’Ecole militaire du Bardo, s’inscrivait dans le processus de modernisation de l’armée tunisienne, engagé dès 1831. Arrivé à Tunis, après le traité de Kutayé (5 mai 1833), Louis Calligaris a vraisemblablement fait valoir, auprès de Chakir, son expérience comme instructeur à l’école d’Eski Seraï de Constantinople, pour proposer la fondation d’une école militaire, confortant la création de l’armée moderne. Cette institution fut, bien entendu, renforcée et redynamisée sinon re-actualisée après la prise de pouvoir par Ahmed, soucieux de développer la nouvelle armée.

 

II - L’impact de l’Ecole militaire du Bardo : On n’a pas de renseignements sur le fonctionnement de l’école, le mode de recrutement de ses étudiants et leurs cursus. On sait, par contre, qu’elle fut dirigée successivement par Louis Calligaris (1834 – 1852), puis par le lieutenant Jean-Baptiste Campenon (1853 – 1855), proposé par le gouvernement français, qui s’inquiétait de la présence d’instructeurs italiens et anglais.  On y enseignait l’art et l’histoire militaires,  l’artillerie, la topographie, les langues française et italienne, ainsi que la langue et la littérature arabe. Nous ne saurions insister sur l’ouverture de l’école aux langues étrangères, aux disciplines de l’histoire et de la géographie, outre l’intérêt porté aux sciences militaires.  Alors que l’enseignement assuré par l’université de Zitouna se spécialisait, à l’instar d’al-Azhar et d’Al-Quaraouine, dans les sciences religieuses et ses disciplines annexes, l’Ecole militaire du Bardo initiait ses étudiants, ne serait-ce par le biais de la langue et les cours d’histoire militaire, à la civilisation de l’aire nord-méditerranéenne. L’Ecole militaire introduisait à Tunis des méthodes pédagogiques européennes. Le professeur d’arabe, lui-même, le cheikh Mahmoud Qabadou dut adapter son enseignement puisqu’il accorda la priorité à l’enseignement de la langue et de la littérature, cherchant plus à former ses étudiants qu’à développer leur mémoire et à accroître leur savoir théologique[8]. Notons, d’autre part, que ses professeurs constituait une communauté d’instructeurs venus de différents horizons, puisqu’on y comptait des italiens, un anglais, un français et des Tunisiens[9].

Aidé par ses meilleurs étudiants, Qabadou s'adonna à la traduction, en langue arabe, de certains livres d'histoire et de traités militaires, pour mettre à la disposition de ses élèves d’importants ouvrages européens[10], tels que le traité Jomini (l’art du combat, Sinaat al-mouharaba) et le livre de l’archiduc Charles (le choix des batailles, Intikhab al-moatarakat). Qabadou devint « le vrai maître à penser » de cette école qui devait former les cadres de l’armée moderne.

Nous ne connaissons pas les effectifs de l’établissement. Mais la promotion de certains de ses anciens étudiants atteste  sa contribution à la formation de nouvelles élites : La plupart de ses anciens étudiants devinrent des officiers. Certains d’entre eux devaient accéder aux plus hautes charges de l’Etat[11].  Mohamed Jomma el-Kerkeni connut une brillante carrière au sein de l’armée, alors que Haj Omar fut promue, au sein de la marine. Le général Hussein[12] devait présider la première municipalité de Tunis (1860 - 1865). Il fut nommé Ministre de l’Instruction publique et des travaux publics (1874 - 1881). Le général Roustem[13] assura successivement les charges  de commandant de la garde beylicale, de directeur du ministère de l’intérieur (1860), de ministre de l’Intérieur (1865), puis de ministre de la Guerre (1870 - 1878). Hussein et Roustem, qui durent s’exiler durant la consolidation du gouvernement de Mustapha Khaznadar, après la révolution de 1864, furent appelés au pouvoir, comme ministres influents au sein de l’équipe de Khéreddine.  Notons, cependant, que les deux ministres conjuguaient dans leur curriculum la formation de l’école et l’appartenance à la caste des mamelouks, qui avaient gardé leurs privilèges, dans l’Establishment beylical. 

L’école militaire du bardo, qui avait bénéficié de la sollicitude d’Ahmed Bey, connut un déclin, à la suite du départ de Campenon, en 1854, l’envoi des troupes tunisiennes en Crimée et la mort d’Ahmed Bey (1855). Succédant à Campenon, l’officier français Ernest Taverne, devait prendre le relais et essaya de la relever (1855 -1861).  Revenu à Tunis, en mai 1862, Campenon devait reprendre la direction de l’Ecole. Suite à son départ, en 1864, à cause de sa mésentente avec Mustapha Khaznadar, l’Ecole militaire fut abandonnée, sans être formellement supprimée[14]. Pouvait-elle, d’ailleurs, continuer à exister dans un contexte de perte d’initiative du gouvernement  Mustapha Khaznadar et d’un endettement qui allait précipiter la mise en dépendance de la Régence.

 

 

 

Conclusion : L’enjeu de la création de l’Ecole militaire du Bardo doit être, d’après notre approche, appréhendé dans le cadre de la formation et de l’organisation de la classe dirigeante en Tunisie. L’émergence d’une élite issue de la société autochtone remet en cause le discours de légitimité des minorités dirigeantes turques et mamelouks, le bey  échappant à cette confrontation par son référentiel d’autorité (légitimité du pouvoir, délégation califale et tunisification progressive mais effective de l’appareil du gouvernement) et de, l’enracinement dynastique historique. La construction politique de l’Etat tunisien additionne, au sein sa hiérarchie, un groupe « choisi » (issu de l’Ecole militaire et de la promotion militaire) aux groupes limités et ethniques : mamelouks, dotés d’importantes charges gouvernementales.

De fait, les élites de l’armée (corps nizamis et Ecole militaire) ne détenaient au XIXe siècle qu’une portion congrue du pouvoir. Outre leur quasi monopole des charges gouvernementales, les Mamelouks s’étaient assurés la totalité des sièges réservés aux hommes du pouvoir, au sein du Conseil Suprême, à l’exception de trois tunisiens de naissance l’historien Ibn Abi Dhiaf, le msaknien Hassen Al-Magroun et le comte Raffo, d’origine italienne[15]. Ce qui atteste que les officiers de l’armée moderne, fussent-ils des anciens élèves de l’Ecole militaire ne constituaient que des élites secondaires.

La participation des soldats tunisiens, sous la direction de leurs officiers, au sein de la méhalla rebelle d’Ahmed al-Machta, en 1864 attestaient qu’ils étaient en diapason avec la population, qui contestait les privilèges des mamelouks[16]. L’occupation de la Régence de Tunis, en 1881, qui suscita le mécontentement des corps d’armées tunisiennes devait mettre en compétition l’élite résiduelle des mamelouks et certains cadres tunisiens émergeants durant l’ère précoloniale, pour les postes caïdales, dans ce que nous avons appelé l’Etat makhzen[17].

  


 

[1] - Chakir a succédé à  Hussein Khodja, écarté du pouvoir à la veille de l’occupation d’Alger. Durant cette conjoncture particulièrement difficile, Chakir a engagé une audacieuse politique de réformes et réussi à mettre sur pied la politique de balançoire, entre la France et l’empire ottoman, re-adaptant la diplomatie tunisienne, au nouveau contexte. Voir notre étude.  Dépendances ….,o. cit.,  chapitre IV, pp. 421 – 476.

[2]  - Voir Ibn Abn Abi adh-Dhiaf (vulgo Ben Dhiaf), Ithaf ahl az-Zaman bi akhbar moulouk tounis wa ahd al-aman, Tunis, 8volumes, Ministère des Affaires Culturelles 1963 -1965. Voir t. 3, pp. 36 – 37

[3]  - Ibid. 

[4] -  Voir Augusto Gallico, Tunisi e i consoli sardi 1816 - 1834, Licino Capelli Editore, Bologne, 1935, pp. 181 – 182. Gallico a publié les archives de l’Etat de Turin.

[5]  - Luis calligaris, Notice sur Tunez et biographie du Bach Mamelouk Hassine, in charles Monchicourt, Documents historiques sur la Tunisie, relations inédites de Nyssen, Filippi et Calligaris (1788, 1829, 1834), Paris, Société d’Editions géopgraphiques, maritimes et coloniales, pp. 322 - 323. Ce document a été envoyé de Tunis à César de Saluces, gouverneur des deux princes royaux de Sardaigne.  

[6] -  Voir la présentation par Ch. Monchicourt de la note de Caligaris. Ibid., p. 298.

[7] - Jean Ganiage, Les origines du Protectorat français en Tunisie, 2e édition, Tunis MTE, 1968, p.  102.

[8]  - Mahmoud Qabadou, Diwan, Tunis, 1972, t. 2, pp. 46 – 47.

[9] - On y trouvait, parmi le personnel enseignant l’officier anglais Delcassel (artillerie et topographie), l’officier français Verrier (instruction militaire théorique et pratique), le professeur italien Troani (français et italien), le cheikh tunisien Mahmoud Qabadou. Voir  le commandant Drevet, l’armée tunisienne, Tunis, 1922, p. 22.

[10] - Voir Charles Monchicourt, introduction de la relation de Calligaris in Relations inédites…op. cit., p. 299. Voir aussi notre étude :  « influences européennes sur l’art de la guerre, en Tunisie (1837 – 1864), Commission internationale d’histoire militaire, Téhéran 6 – 16 juillet 1976. 

[11]  - Voir Ibn Abi adh-Dhiaf, op. cit., t. 3, p. 37.

[12]  - Voir sa biographie, in Jean Ganiage, Les origines III, op.cit., pp.  587 – 588.

[13] - Ibid., p. 599.

[14] - Ibid., p. 111.

[15] - Constat d’Ibn Abi adh-Dhiaf, in Ithaf…, op. cit., t. 5 , p. 38.

[16] - Voir la composition de la méhalla rebelle in notre étude Insurrection et répression dans la Tunisie du XIXe siècle,, la méhalla de Zarrouk au Sahel (1864). Publications de l’Université. Tunis, 1978, pp. 89 – 91.

[17] - voir notre étude « Introduction à l’étude de l’Establishment tunisien : l’Etat makhzen et ses mutations », Cahiers  de la Méditerranée, n° 49, décembre 94, pp. 1 - 18.